Son propos est de discuter le concept de « bien vieillir » en mettant en perspective les représentations scientifiques dominantes du successful aging avec les représentations de la vieillesse et du vieillissement exprimées par des nonagénaires et centenaires français.
Il revient sur le contexte dans lequel il a réalisé sa thèse d’anthropologie sur le grand âge et l’influence de celui-ci sur le choix de l’objet « bien vieillir ». Puis, en s’appuyant sur les mots des personnes très âgées et sur des travaux ethnologiques relatifs aux représentations culturelles de l’âge, il interroge le modèle du bien vieillir dominant dans nos sociétés occidentales postindustrielles.
Quels sont dès lors les effets positifs et les limites de notre modèle ? Que révèle, pour notre société, l’injonction impossible du « vieillir jeune » dans le grand âge ?
Conformément à la méthodologie développée dans sa thèse Philosopher sur les possibles avec la science-fiction : l’exemple de l’homme technologiquement modifié (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012), Sylvie Allouche propose de partir de la science-fiction pour essayer d’imaginer ce que signifiera vieillir dans le futur. Le genre offre en effet une multitude de scénarios alternatifs qui sont autant d’occasions de donner à réfléchir aux enjeux engagés, tout en rendant sensible la multiplicité des possibles ouverts.
La vieillesse du futur dépendra d’abord des technologies à disposition : on peut ainsi se demander si l’espérance de vie continuera de progresser comme elle le fait depuis plus de deux siècles ou si elle finira par stagner ; si elle se traduira par une vie « dépendante » plus longue, voire une extension indéfinie des agonies, ou si elle sera accompagnée d’élixirs de jeunesse qui assureront aux centenaires et au-delà un âge physiologique plusieurs fois inférieur à leur âge chronologique.
Comment se négociera alors sur les plans intime et relationnel un tel décalage ? Aimera-t-on pareil par exemple ? Ou mieux ? Ou notre faculté d’aimer s’érodera-t-elle avec le temps ? Aurons-nous encore de la curiosité pour le monde ou besoin, comme Abélard Lindsay dans La Schismatrice (Bruce Sterling, 1985), d’une drogue visant à maintenir l’intérêt pour celui-ci ? Parviendrons-nous à garder le souvenir du fil entier de notre vie passée, grâce peut-être à des prothèses mémorielles, ou deviendrons-nous toujours davantage des êtres postmodernes aux identités fragmentaires et fuyantes ? Qu’en sera-t-il de l’attribution de responsabilité ?
Par cette question, un troisième champ de problèmes est soulevé, qui concerne cette fois des conséquences sociales et politiques déjà visibles : les technologies envisagées seront-elles à disposition de tous ou bien seulement d’une partie de l’humanité ? Faudra-t-il réformer les règles de propriété et d’héritage ou accepter que les richesses du monde s’accumulent dans les mains de quelques vieux qui les passeront à d’autres à peine moins vieux, etc. ? Devra-t-on se résoudre à réguler la population mondiale, et de quelle manière ? Se dirige-t-on vers une société sans enfants, ou y a-t-il d’autres solutions ?
L’examen de ces questions via la science-fiction devrait permettre non seulement de réfléchir à ce que signifie vieillir dans le futur, mais vieillir tout court.
La planification anticipée des soins, que ce soit à travers l’élaboration de « déclarations anticipées » ou de « projets de soins personnalisés », vise à répondre à de nombreuses préoccupations, tant du côté des professionnels de la santé que des citoyens-patients : respect de l’autonomie, droit à l’autodétermination, aide à la décision, évitement de conflits, etc.
Face au constat selon lequel les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer (et maladies apparentées) restent d’ordinaire peu prises en considération et entendues
quant à leurs souhaits et volontés en matière de soins, diverses organisations internationales et nationales ont focalisé leur attention sur la diffusion d’outils susceptibles de permettre à ces
personnes de faire valoir leurs priorités et choix pour le futur, au cas où elles seraient devenues incapables de les exprimer.
Dans ce contexte, et s’appuyant sur une recherche-action menée par la Fondation Roi Baudouin* avec 12 projets-pilotes en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles, Sylvie Carbonnelle développe les questions concrètes que la mise en oeuvre de projets de soins personnalisés et anticipés (PSPA) avec ce type de malades posent à la pratique soignante et à l’éthique. Elle questionne enfin certaines des tensions tangibles quant à la conception et l’usage de ce genre de dispositif par les soignants eux-mêmes.
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* S. Carbonnelle, N. Rigaux (Réseau Braises - CDCS) ; A. Sevenants, A. Declercq (LUCAS-KUL)
Si les nouvelles technologies et la robotique furent longtemps réservées à l’univers de la science-fiction, elles trouvent aujourd’hui une place concrète dans le champ médical. Tout autant investies dans une quête de bonheur, d’immortalité et de technicité que vécues comme un risque d’éloignement humain et de prise de pouvoir, elles comportent de nombreux enjeux, tant symboliques que pratiques.
Partant du film de science-fiction d’animation japonais Roujin’Z de Katsuhiro Otomo (1991) – qui met en scène une machine-robot prenant en charge un vieillard –, Jérôme Goffette et Evelyne Lasserre abordent la construction contemporaine de la vieillesse, entre occultation, rationalisation, assignation sociale et dimensions imaginaires. Quelle place propose-t-on à nos personnes âgées, de plus en plus nombreuses ? Sous un dehors burlesque, le récit tracé par Roujin’Z souligne des questions d’administration de la vieillesse, entre science-fiction et fantastique. Être « vieux » aujourd’hui, est-ce être exclu du monde commun ? Est-ce entrer dans un espace fictif, entre vivants et morts ? Ou est-ce vivre encore dans notre monde « commun », avec des liens de vivant à vivant ?
Alors qu’aujourd’hui la population âgée occupe une place de plus en plus grande, mais où en même temps les structures familiales se transforment, Roujin’Z parle de la question des nouvelles technologies, des préoccupations de santé publique et d’économie, des dimensions humaines et symboliques du soin. La question des usages de la technologie, entre asservissement et espace d’autonomie, voire de jeu, réserve des surprises.
Enfin, les récentes expériences technologiques et robotiques à l’usage des personnes âgées montrent que la machine Z-001 de Roujin’Z n’appartient plus, quelque vingt années plus tard, au seul espace de la fiction, mais fait apparaître à la fois des effets de réel et des effets imaginaires inédits, redéfinissant les frontières entre biologique et mécanique, entre animé et inanimé, entre vivant et inerte, entre humanité militaire et humanité maternelle.
Être partenaires dans une relation de soins exige que l’on anticipe, ne serait-ce pour se mettre d’accord sur les contours du contrat qui lie soignants et clients, terme d’usage. Dans les services de soins à domicile analysés par Annick Anchisi dans le cadre d’une recherche sociologique qualitative, un projet de soins est établi et contractualisé entre soignants et clients sur la base d’une évaluation des ressources et besoins de ce dernier. Sur fond de rapports dits égalitaires et négociés avec le client, le projet vise, in fine, à une gestion efficiente des situations. Pour les soignants, il est conçu comme un outil essentiel dans l’agencement des procédures et dans le bon déroulement des prestations octroyées. Il leur permet également d’évaluer leur action à plus ou moins long terme. Il sert aussi de base au remboursement des prestations par les assurances maladie. Pour les clients, l’ajustement au projet est un réel travail. Plus ou moins sommés de répondre aux attentes qu’ils ont eux-mêmes contribué à formuler, ils savent que leur marge de manœuvre est faible. Dans un premier temps, ils approuvent le projet de soins, ce qui leur permet de s’amender aux yeux des soignants. Dans un second temps, les clients le réinterprètent : leur ostensible participation sert alors d’autres desseins, souvent plus personnels et moins conformes aux attentes des soignants. Le potentiel de "négociation" du projet de soins trouve néanmoins sa limite chez celui qui n’a pas, ou plus, les moyens d’en comprendre les enjeux ni de s’en déjouer. Dans une perspective plus critique, la notion de projet cristallise et révèle bien les changements plus globaux à l’œuvre dans la gestion de la dépendance : à savoir une tendance vers la marchandisation des services d’aide à domicile. Dans ce contexte, la notion de projet fait parfaitement écho à la double injonction qui caractérise la mission des services de maintien à domicile des personnes âgées : améliorer la qualité de vie en respectant l’autonomie des clients tout en limitant les coûts.
De nombreux projets technologiques proposent aujourd’hui d’améliorer le bien-être des personnes au domicile et de garantir leur autonomie. Cela est censé répondre à une demande sociale, notamment des personnes âgées qui souhaitent demeurer le plus longtemps possible chez elle. Mais dans la plupart des cas, l’habitat - l’espace intime de la personne - est pensé comme un espace clos (un désert social), contrôlé et contrôlable, à la façon d’un laboratoire. Ce déterminisme technique débouche la plupart du temps sur des solutions inadaptées voire déstabilisantes pour la personne, qui ne tiennent aucun compte de la dimension subjective et sociale de l’environnement matériel (indissociable des éléments biographiques, chaque objet constituant un support de mémoire et du sentiment d’habiter le monde).
Ingénieurs et industriels semblent avoir pris la mesure de ce phénomène et proposent des technologies qui personnalisent les services, sont simples d’usages et « transparentes » à l’usager. Mais « personnaliser » l’assistance technique au domicile comporte un certain nombre de présupposés et d’effets secondaires, la plupart du temps implicites. Rendre « invisibles » ou « naturels » les capteurs disséminés dans l’habitat (domosanté) - comme on dissimule les antennes relais de téléphonie mobile - suscite notamment de nombreuses interrogations sur le statut de ces objets connectés ainsi que sur celui de leurs usagers. Comment par exemple manipuler, jouer, détourner, réinventer, c’est-à-dire s’approprier ce qui n’existe pas à proprement parler, mais est là à la manière de l’air qu’on respire ? Les valeurs d’ambiance et de confort semblent l’emporter sur celle d’usage et même d’usager. Quid dès lors de l’autonomie des personnes pourtant mises en avant comme la finalité de ces dispositifs ? La philosophie des environnements « intelligents » ne s’inscrit-elle pas au fond dans le prolongement du processus d’infantilisation des personnes, et en priorité des personnes âgées, à la frontière entre les philosophies du care et de l’ingénierie sociale ?